Ceux qui me suivent depuis les débuts savent que j’avais déjà traité du sujet du Wen et du Wu il y a quelques années en deux articles séparés. Le temps passant, je trouve que malgré ces deux parties, le thème reste incomplet.
Vous l’aurez compris, le sujet me passionne, voici donc un troisième et ultime volet.
Pour commencer, rappelons que le Wu 武, le martial, définit ce qui a attrait à la guerre, au combat, tandis que le Wen 文 lui, définit ce qui a attrait à l’érudition, au scolaire. Comme je l’avais déjà présenté dans mes anciens écrits, ils sont indissociables à l’élaboration d’un guerrier accompli.
Le Wen et le Wu sont représentés par le pinceau, symbolisant l’érudition et la hallebarde, représentant la guerre. Deux facettes d’un même joyau, deux versants d’une même montagne, deux entités antagonistes, mais pourtant bien reliées, la complémentarité du Yin avec le Yang. Et pourtant, ce n’est pas toujours de cette façon qu’ils furent perçus.
Le pinceau, le Wen
La hallebarde, le Wu
Selon les périodes, ils ont joué à tour de rôle une fonction de dominant/dominé. Les érudits de la cour méprisaient les affaires militaires qui n’étaient pour eux que des activités inférieures. Les généraux quant à eux ne trouvaient pas toujours les érudits très pragmatiques dans leur approche de la réalité, cela causant la perte de bien des empires.
Le Wen et le Wu furent alors réunis, séparés, puis réunis à nouveau
De la période des Royaumes Combattants (Vᵉ siècle av. J.-C.) jusqu’à la dynastie Song (960-1279), les affaires militaires et les affaires civiles furent étroitement liées. Il s’ensuivit une période de scission qui se termina avec l’arrivée de la dynastie Ming (1368-1644), époque à laquelle le Wen et le Wu furent réunis de nouveau dans les milieux bourgeois.
* L’emblème le plus représentatif de cette réunion est sans aucun doute l’épée. N’étant plus utilisée sur les champs de batailles, elle devint une arme acceptée par les gentleman, un symbole témoignant du statut de guerrier-érudit de son propriétaire. Il va sans dire que nombre de leurs possesseurs, hommes de lettres, purent et surent l’utiliser avec efficience. *
Le milieu de dynastie Ming fut une période faste jouissant d’une paix relative. Le gouvernement se détourna une nouvelle fois peu à peu des affaires militaires, allouant moins de fonds au bon fonctionnement de son armée et privilégiant dès lors nettement la pratique des arts et de l’étude.
Ce choix méprisant envers la pratique martiale lui coûtera la fin de son règne. Les Mandchous, peuple barbare venant du nord-est, établiront la dynastie Qing, devenant désormais les seuls maîtres de la Chine.
Évolution historique du caractère Wu 武 “Martial“
Le caractère Wu 武 est constitué de deux clefs, celle introduisant l’idée de stopper 止 zhǐ et celle de la hallebarde 戈 gē. J’avais statué dans mon premier article que le 止 zhǐ était stopper au sens littéral du terme, donc, le sens complet du caractère serait “stopper la guerre“, et c’est en effet le cas... mais pas seulement… Si l’on remonte plus loin dans le passé, 止 zhǐ portait une toute autre signification… celle inverse de “marcher“. Donc, le sens originel du caractère n’était pas comme nous le connaissons aujourd’hui de “stopper la guerre“, mais au contraire de “marcher à la guerre“ !
Le sens changera et sera rencontré pour la première fois dans sa seconde signification dans les “Annales des Printemps et Automnes“ (481 av. J.-C.).
Le Wu De la Vertu Martiale
Le Wen et le Wu réunis donnèrent naissance au Wu De 武 德, la vertu martiale. De nos jours, nombre de pratiquants d’arts martiaux font un amalgame un peu rapide et surtout imprécis entre la vertu et les arts martiaux, sans savoir finalement lequel a engendré l’autre. Essayons d’y apporter plus de précisions.
En effet, durant la Période des Royaumes Combattants (480-221 av. J.-C.), le concept de vertu martiale “Wu De“ fera son apparition. Il est compris aujourd’hui comme un but vers lequel tout pratiquant d’art martiaux doit tendre et en effet, c’est ce qu’il est ; mais originellement, il n’avait pas le sens qu’on lui porte, sa direction était tout autre.
La Période des Royaumes Combattants a vu un changement drastique de l’organisation militaire s’opérer. Tandis que les différents royaumes se menaient des guerres sans merci, la professionnalisation des armées s’est étendue. Le service militaire obligatoire s’est élargi à toutes les strates de la société. Nous pouvions alors rencontrer des paysans-soldats soumis à un enrôlement obligatoire. Des gens sans réels talents guerriers, mais surtout dans le cas de ce sujet, sans éducation, correction ou savoir vivre.
De cette nouvelle situation et compte tenus des problèmes rencontrés, différents textes militaires commencèrent à décrire des vertus qu’il fallait posséder. En analysant bien ces différentes vertus et en les replaçant dans ce contexte, nous pouvons constater qu’elles s’adressaient en premier aux commandants en chef, généraux et étaient tournées majoritairement sur la manière de se comporter avec ses troupes afin d’arriver à les discipliner et engendrer un sentiment patriotique qui faisait défaut à ces “paysans-soldats“.
Bien que empruntées majoritairement des règles conservatrices Confucianistes, l’objectif initial du développement de ces vertus militaires n’étaient donc pas de s’élever spirituellement, mais bien de mener des armées à la victoire et d’éduquer les troupes dans la rigueur indispensable au professionnalisme de l’armée. Voici donc originellement l’intention de la création des Wu De dans l’association du Wen et du Wu
Le développement de la vertu via l’art martial
Le développement de soi, de sa vertu, au travers de la pratique physique de l’art martial n’est apparu que vers la fin de la dynastie Ming (1368-1644), époque à laquelle les techniques martiales à mains nues se développèrent et commencèrent à ressembler à ce que l’on pratique aujourd’hui. Les premiers textes traitant du développement personnel via l’art martial datent du 16ème siècle.
Par exemple Tang Shunzi (1507-1560) associe l’art martial des moines à la méditation dans son ouvrage intitulé “ Chant du Poing des Moines du Mont Emei“ (Emei Daoren Quan Ge).
Au 17ème siècle Zhang Yongquan (1619-1700) associe également les deux aspects dans son “Chant du Poing Sha“ (Shaquan Ge).
Également, Cheng Zong Yu, le fameux auteur du “Bâton de Shaolin“ (Shaolin Gun Fa) évoquera en 1621 que “les moines cherchent à atteindre l’illumination au travers de leur technique de bâton“.
Ceci étant, la recherche intérieure n’étaient à cette période encore toujours qu’une préoccupation des hautes classes sociales, des érudits et des moines de différents ordres. Le courant ne s’est généralisé que vers la fin des Qing/début de l’ère républicaine.
On serait en droit de se demander pourquoi le développement s’est produit à cette période ?
C’est en fait assez simple. La Chine de la fin de la dynastie Qing fut une période chaotique en raison de ses méthodes militaires surannées. L’incapacité probante à faire face efficacement aux pressions étrangères mit à mal ses traditions martiales.
Suite aux humiliations subies des innombrables défaites face aux armées étrangères, les chinois, bafoués, étaient dans le besoin de regonfler leur orgueil brisé.
Ils avaient ainsi trouvé via le développement de la vertu, un nouvel intérêt philosophique et culturel à leurs arts dépassés par les armes à feu de cette nouvelle ère. L’art martial pouvait alors œuvrer comme un outil de regain de la fierté patriotique permettant de retrouver une dignité perdue et par conséquent, renaître avec une image culturelle plus forte que jamais. Ainsi, l’art martial en corrélation de la vertu n’était plus seulement un art de défense, mais était également un moyen de s’élever spirituellement. Cette valeur ajoutée garantissait de fait la sauvegarde des traditions, les préservant de l’abandon et de l’oubli.
L’association Jing Wu avec à sa tête le “tigre à face jaune“ Huo Yuan Jia en fut incontestablement le meilleur initiateur du début du 20ème siècle.
La vertu développée par l’érudition
L’idée largement répandue aujourd’hui avance que le développement personnel passe ou est produit par la pratique martiale physique. La vertu est en effet quelque chose de recherché par les pratiquants d’arts martiaux, mais la façon de l’atteindre n’était originellement pas celle que nous envisageons. Le message bien que toujours positif, est passé de travers.
Si nous analysons les textes mentionnant le développement personnel par la pratique martiale, nous constatons qu’en dehors de Cheng Zong Yu (dont les dires sont toujours discutables), il est toujours mentionné le développement de soi par l’étude ou la méditation et non par la pratique physique de la technique à proprement parlé.
Je pose ici la question :
Comment le fait de simuler des actes guerriers (les Tao Lu), ayant un lien direct avec le combat, la destruction de l’adversaire, pourrait avoir une quelconque action sur le processus de développement intérieur de valeurs telles que la bienveillance (ren), la droiture (yi), la bienséance (li), la sagesse (zhi) et la fidélité (xin) ?
C’est donc bien par les pratiques annexes “Etude-Méditation“ que le développement intérieur peut se parfaire.
Selon les anciens penseurs, un homme qui se cultive intellectuellement, implique de fait qu’il cultive automatiquement sa vertu (l’étude ne mène-t-elle pas à la réflexion ?).
Guan Yu, général des armées de Shu. Ici avec son hallebarde "Du Dragon Vert" lisant les " Annales ds Printemps et Automne". Exemple d'équilibre parfait entre le Wen et le Wu.
Conclusion
Le Wen et le Wu sont donc deux entités inséparables dans le processus d’accomplissement personnel. En matière de gouvernance, il est historiquement vérifiable que dès lors que l’emphase fut portée sur le Wen au mépris du Wu, la chute de l’empire se dessinait à l’horizon.
Le concept de Wu De, bien que très ancien, (rappelons que dès Confucius il était question d’atteindre le statut de Jūn Zǐ “l’homme noble“ au travers des "6 Arts“ liù yì 六藝 qui étaient les rites, la musique, le tir à l’arc, la conduite de char, calligraphie et mathématique) n’eut de réelle résonance que parmi les dignitaires, classes sociales favorisées et éduquées. L’attrait liant vertu/développement de soi et arts martiaux n’eut de succès de tous temps que sur une partie infime des pratiquants jusqu’à la fin de la dynastie Qing.
Le développement de notre spiritualité se fait par la méditation, ou par l’étude, donc par ce qui a un lien avec l’esprit. Quel degré de spiritualité pouvons-nous atteindre par une quelconque pratique physique ?
Les codes moraux, les Wu De, sont donc bien les garde-fous qui maintiennent le contrôle de la pratique et non pas un sujet découlant de celle-ci…
Aujourd’hui, combien pratiquent les arts martiaux mais sont dans l’incapacité de se défendre honorablement ? Combien passent leur vie à parler de cosmologie la tête dans les astres ? D’un côté nous avons les rustres, de l’autre les poètes...
Ainsi, tâchons de cultiver notre intellect autant que nos poings, à l’instar du fameux général Qi Jiguang de la dynastie Ming qui statuait en son temps que, “Wen et Wu sont une seule et même voie“ 文武一道.
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